La parole manipulée
Philippe Breton est professeur au Centre universitaire d'enseignement du journalisme (CUEJ) à l'Université de Strasbourg, directeur éditorial et rédacteur en chef du magazine «Savoirs» et chroniqueur au quotidien «La Marseillaise». En 1997, ce spécialiste de la parole et de la communication écrivait «La parole manipulée», qui reçut en 1998 le prix de philosophie morale de l’Académie des sciences morales et politiques. Presque 15 ans plus tard, ces écrits sur la question de la manipulation dans nos sociétés modernes semblent encore trouver toute leur pertinence dans ce que certains appellent aujourd’hui «la bataille du langage». Partant d’une première partie consacrée à l’évolution des techniques manipulatoires à travers l’Histoire -où l’on apprend que ces procédés n’ont malheureusement pas été enterrés avec les totalitarismes d’un Hitler ou d’un Staline- l’auteur décrit et décortique les manipulations les plus couramment employées de nos jours, à travers de nombreux exemples empruntés à la vie quotidienne, dans la publicité, les médias, la politique…
Manipulation des affects (exploitant nos émotions): séduction, démagogie, répétition ou pression exercée par une autorité supposée,… ou manipulation cognitive (affectant le contenu des message): «le cadrage menteur», le «recadrage abusif», ;«amalgame»…; L’ennemi est partout, invisible et tenace.
Résonances
Venant de lire un article dans le mensuel Rue 89 titré «Et si on reparlait de lutte des classes», il me semble que la bataille des mots et du langage revient dans le débat. A propos du chômage traité en politique, Breton écrivait «Le chômage est souvent présenté (…) comme une sorte de catastrophe naturelle, «un fléau» pour reprendre l’expression de Jacques Chirac (…).
Les termes utilisés pour évoquer ce phénomène relèvent souvent d’une description de type météorologique où le chômage est présenté comme une sorte d’anticyclone des Açores, qui va et qui vient, mais qui, pour l’instant, est bloqué au-dessus de la France, provoquant une sorte de sécheresse des emplois.» Sans verser dans la parano-catastrophe, n’est-ce pas cette même culture de la fatalité, du «cadrage forcé», qui nous est aujourd’hui sans cesse rappelée (certes, avec moins d’humour) au sujet de la crise, de la dette publique, d’un libéralisme comme modèle indépassable…?
Dans l’Humanité du 7 septembre, Jean Rabaté parlait du choix des mots comme «partie intégrante de la bataille idéologique» et expliquait comment une armée de communicants, consciemment ou non, s’était rangée du côté d’un système dans cette «bataille du langage». En effet, qu’en est-il lorsque l’on entend tous les jours à la télé ou à la radio qu’il faut «rassurer» les marchés (les gens, eux, peuvent continuer de se ronger jusqu’au sang), qu’on parle de «partenaires sociaux» pour regrouper gouvernement, patronat et syndicats sous un soi-disant même intérêt, que la grève «sévit» ou que la part des salaires différés est appelée «charges sociales»?
Quand Philippe Breton consacre un chapitre entier de son livre à décortiquer une interview de 1995 sur TF1 d’un Jean-Marie Le Pen amené à s’expliquer après le meurtre d’un jeune Comorien par des militants du Front National, il en extirpe tous les procédés manipulatoires (recours à la peur et à l’autorité, recadrages abusifs, démagogie…) qui nous renvoient inéluctablement à ceux utilisés aujourd’hui par sa fille dont le discours semble plus «soft» parce qu’en réalité mieux «enrobé». L’auteur explique cette notion d’«image», devenue dans nos sociétés modernes un enjeu de premier plan aussi bien pour le publicitaire qui expose son produit que pour le politique présentant son programme. La dernière partie de «La parole manipulée» s’attache à analyser les effets de la manipulation sur nos sociétés (propagande médiatique, avènement d’un individualisme accru,…), la faible résistance qui lui est opposée, avant de proposer des prémices de solutions visant à redonner une certaine éthique à la parole, par l’enseignement, la responsabilisation individuelle, la mise en place de normes juridiques,…
Une lecture à la fois philosophique et instructive pour apprendre à décoder les messages reçus, adopter un regard critique sur l’information. L’ouvrage offre aussi quelques pistes pour redonner à la parole le rôle d'outil vivant de la démocratie, introduisant notamment le concept original de «liberté de réception», sans laquelle la liberté d'expression reste surtout la liberté des puissants.
La parole manipulée, Paris, La découverte, 2004, 211 p. 7,50€. Du même auteur, pour prolonger la réflexion: Argumenter en situation difficile (2004) et Convaincre sans manipuler (2008).